lundi 1 septembre 2014

LA VISITE DE LA VIEILLE DAME par Adam Biro


La tour et la vache de Montaigne.
Photo © D. Luy
Il y a quelques mois, nous avons reçu la visite d’une vieille dame — en fait, elle avait deux ans de moins que moi — dans notre datcha quelque part en France. Elle est née dans notre maison, et y a vécu toute son enfance avec ses parents et sa sœur. C’étaient des gens très pauvres, moujiks sans terre. Ils n’avaient pas d’électricité, pas de téléphone, pas d’eau courante (la petite fille devait chercher l’eau à un puits aujourd’hui comblé, à plusieurs centaines de mètres en contrebas), pas de toilettes (ils faisaient leurs besoins dans la paille de l’étable). Une cheminée dispensait la chaleur pour toute la maison. La petite fille allait à l’école à pied, une heure aller, une heure retour, dans la neige, sous le soleil, la pluie. La famille vivait des trois vaches, ils vendaient leur lait, du fromage, les veaux et les poissons de leur, de notre étang où nous, nous n’élevons que des poissons rouges, cultivons des nénuphars et du jonc et surprenons les hérons muets et froids emporter nos grenouilles bruyantes et amoureuses.
La dame était émue en revoyant « sa » maison… les guillemets sont inutiles. Elle a visité les pièces, transformées, les communs et le jardin, méconnaissables, elle nous a regardés, les larmes aux yeux, et elle nous a dit :
Vous ne pouvez pas savoir comme j’étais heureuse ici.
Je repense à cette phrase continuellement. Dans le plus total dénuement, cette femme était heureuse. Malgré. Non pas à cause, évidemment pas, mais malgré. Et elle le dit avec des larmes dans les yeux, pourtant aujourd’hui, elle possède une voiture, un téléphone portable, une télévision, un frigidaire, un aspirateur, peut-être un ordinateur, un i-pad et tout le reste, le nombre infini du reste, elle mange au-delà de sa faim, se lave à l’eau chaude avec une douche-massage délassante à l’huile essentielle ylang des Comores, se rince les cheveux avec un shampooing à la mangue et fleur de tiaré et visite des pays lointains. Mais si on lui supprimait d’un coup sa voiture, son téléphone portable et tout le reste, le nombre infini du reste, et l’on la renvoyait soixante ans en arrière dans la cour de cette ferme, elle serait malheureuse. Parce que bien qu’elle ne soit pas heureuse (les larmes aux yeux), elle le serait encore moins sans sa télévision, ses loisirs et le nombre infini du reste, choses auxquelles elle s’est habituée. Ce ne serait pas le manque qui la rendrait malheureuse mais la perte. On ne peut pas faire marche arrière, toutes les expériences le prouvent.
Qu’est-ce à dire ? Notre condition de vie s’améliore quotidiennement, le progrès phénoménal de la technique, de la technologie facilite notre existence, nous gagnons du temps et nous perdons moins d’énergie grâce à l’informatique, aux machines, aux inventions innombrables, nous nous ébaudissons de distractions, lecture, musique, spectacles, communication par tous les moyens, voyages, jeux. Et grâce aux avancées de la médecine, nous mourrons de plus en plus vieux. Et le bonheur ? Le téléphone cellulaire abolit la distance et déjoue le temps — mais connaissez-vous quelqu’un que l’utilisation d’un portable avait rendu heureux ? Dans cent ans, nos descendants posséderont des appareils et des occupations dont nous n’avons même pas l’idée — seront-ils plus heureux que nous ? Et faisons un saut énorme, sommes-nous plus heureux que l’homme magdalénien d’il y a 15 000 ans qui mourait à vingt-sept ans, s’abritait dans des grottes, redoutait les animaux sauvages et ne possédait que les quelques rares outils qu’il avait fabriqués lui-même ?
Si le bonheur est le but, nous n’avons évidemment fait aucun progrès depuis la Préhistoire. Aucun. Nous sommes au même point, et y resterons à toute éternité. Seules les relations humaines, seuls les sentiments, l’accomplissement, la contemplation, la réflexion peuvent nous rapprocher — ou nous éloigner — du bonheur, et ceux-là sont intemporels. Mais aucun objet, aucun progrès technologique, ni l’invention de la roue, ni celle du GPS. Ni l’eau chaude ni les minutes gagnées par le cheval, le carrosse, le moteur à explosion ou le TGV. Ni les reality shows. (Lire Pascal et avant lui Montaigne sur le divertissement ; mais c’est une autre histoire — ou non.)
Cependant : le bonheur est-il nécessaire ? Le Magdalénien ne s’est pas plus posé la question que le héron, et très peu de monde s’en est préoccupé jusqu’aux temps modernes, jusqu’à ce que le Préambule de la Constitution américaine indique la recherche du bonheur comme un droit inaliénable. Or, que nous propose notre époque voire toute l’Histoire humaine pour nous aider dans cette quête ? Certains croyants qui vivent dans une vallée de larmes ici-bas n’atteindront le bonheur que dans un Au-delà espéré. Et les autres, tant d’autres ? On (qui est cet « on » ?) leur, nous parle sans cesse de bonheur, et pour y parvenir, on nous propose youtube, Eurodisney et des huiles essentielles. Camus, tuberculeux, fils d’une famille très pauvre, écrit que le bonheur est un don. Le Sisyphe qu’il faut imaginer heureux doit avoir ce don. Même dans une longère sans eau et électricité.

adam biro
septembre 2014
biroadam4(AT)gmail.com

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