lundi 12 avril 2010

"Art proscrit" - "Száműzött művészet" - Exposition à Budapest du 17 avril au 15 août 2010

Exposition des oeuvres de

Edit Bán Kiss (1905- 1966)
Béla Mészöly Munkás (1889-1942)
Zsigmond Wittmann (1909-1944)

*************

Edit Bán Kiss (1905- 1966)

Béla Mészöly Munkás (1889-1942)

Zsigmond Wittmann (1909-1944)

Paris ne me lâche pas ?1

Au cours du 20ème siècle, les plus grands représentants hongrois dans le domaine des sciences et de la littérature ont travaillé au-delà des frontières de leur pays. Parmi eux, nombreux sont ceux qui ont, par choix personnel, décidé de poursuivre leur carrière à l’étranger mais une autre partie, et ils n’étaient pas moins nombreux, ne pouvait pas à partir des années 1920-1930 rester en Hongrie à cause de leurs origines. Plusieurs décennies ont passé et quelques uns d’entre eux ont été intégrés à part entière dans la culture et la pensée hongroise ; néanmoins, des œuvres et des destins importants et extraordinaires restent encore inconnus et attendent d’être découverts. La tâche du Centre mémorial de l’Holocauste, par le biais de sa série d’expositions Száműzött művészet [« Art proscrit »], est de faire connaître ces artistes au public hongrois, nuançant ainsi les schémas liés à l’Holocauste et rendant plus personnelles nos connaissances sur la période précédant le fascisme.

Comme l’écrit Tamás Ungvári dans la préface de l’un de ses livres2 : « La seule encyclopédie pour laquelle le critère d’intégralité ne peut être exigée est l’encyclopédie de l’oubli. Ce qui ne s’y trouve pas, c’est ce qui a été oublié. Même si on en avait une trace jadis, le sable de l’oubli l’a enseveli. » C’est certainement mue par des pensées similaires que Katalin S. Nagy a écrit son livre intitulé Emlékkavicsok3, qui a pour sujet les artistes hongrois proscrits et victimes au cours du 20ème siècle : la présente exposition aimerait libérer du sable de l’oubli des artistes hongrois que le sort a amenés en France et dont la mémoire, le nom et l’œuvre ont été complètement oblitérés non seulement de la mémoire publique hongroise, mais aussi de son histoire de l’art. Zsigmond Wittman est tombé en tant que volontaire des Forces Françaises Libres, Béla Mészöly Munkás est mort en déportation à Auschwitz, Edit Bán Kiss a été poussée au suicide par la grave dépression qui la torturait suite aux horreurs qu’elle a traversées.

Le sort tragique de Zsigmond Wittmann et de Béla Mészöly Munkás constitue des exemples typiques de Juifs originaires d’Europe centrale et de l’est – et parmi eux, des ressortissants hongrois – réfugiés en France pour échapper au fascisme ou y vivant depuis un certain temps. Voyant le fascisme gagner de plus en plus de terrain, des milliers de Juifs, en grande partie des intellectuels, parmi eux de nombreux artistes et écrivains, cherchent refuge en France dès le début des années 1930, et leur nombre va aller en augmentant au fil des années. Le pays de la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » est cependant caractérisé durant ces années par une étrange dualité, bien illustrée par le fait qu’en 1936, lorsque le pays choisit un Premier ministre juif en la personne de Léon Blum, l’un des parlementaires, qui sera le commissaire des affaires juives du gouvernement de Vichy, peut le traiter ouvertement d’ « infâme talmudiste ». Les successeurs des antidreyfusards donnent libre expression à leur antisémitisme par des écrits au ton violent et des caricatures de mauvais goût, et bien que cela empoisonne l’opinion publique, les Juifs, français comme émigrés, jouissent à l’époque d’une relative tranquillité.

Tout comme les émigrés hongrois, la majorité des Juifs français ne croyaient pas que, citoyens honorables et fidèles patriotes qu’ils étaient, puissent être en danger. Par contre, parmi les Juifs lituaniens, polonais, ukrainiens, ceux qui ont fui le Berlin d’Hitler ou la Hongrie de Horty, nombreux sont ceux qui ont compris ce que l’avenir réserve à l’Europe et n’ont pas attendu l’accomplissement de la tragédie. Ceux-là, comme nous pouvons le lire dans les mémoires de l’homme de lettre Endre Bajomi Lázár qui vit à l’époque à Paris, se préparent à quitter l’Europe avant même que la guerre n’éclate : « Et maintenant, au printemps 1939, les plus prévoyants et les mieux avertis jetaient déjà des regards en coin vers l’Amérique : Marcell Vértes, André Kertész, Imre Kelen, Gábor Peterdi et beaucoup d’autres qui avaient hérité de cet instinct de fuite inscrit dans leur sang, se promenaient sur les boulevards avec un visa américain en poche. »4 En plus des personnes citées par Bajomi Lázár, ont également quitté Paris à temps l’artiste peintre Árpád Szenes, qui s’exile au Brésil, et le compositeur Lajos Lajta, qui se réfugie en Suède.

Les mots menaçants vont bientôt se transformer en actes : le gouvernement de Vichy commence l’introduction de lois restrictives concernant les Juifs dès 1940. Dès le 31 octobre 1940, tous les commerces dont le propriétaire est juif doivent arborer une enseigne portant l’inscription « commerce juif » en allemand et en français, les Juifs ne peuvent plus remplir la fonction de chef d’entreprise, ne peuvent plus être propriétaire d’imprimerie, directeur de cinéma ou de théâtre, fonctionnaire d’Etat, metteur en scène, caméraman ou professeur, pour ne nommer que quelques-unes des professions interdites. La mesure la plus grave et ayant les conséquences les plus fatales fut cependant le recensement : le paragraphe 3 du décret du 27 septembre 1940 oblige les Juifs à s’inscrire à la gendarmerie de leur domicile sur la « liste spéciale ». C’est cette liste que la police française utilisera pour la première razzia du 14 mai 1941, puis pour la série de toutes les autres razzias et arrestations qui suivront. Selon la loi du 4 octobre 1940, les Juifs de nationalité étrangère sont amenés dans les camps d’internement de Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Compiègne et Drancy, d’où partiront bientôt les premiers transports de déportation. Les terribles conditions de vie qui règnent dans les camps d’internement sont illustrées par le fait que près de 4 000 détenus meurent pendant leur séjour en camp d’internement français. Parmi les 75 000 Juifs déportés de France, 1 200 étaient d’origine hongroise, et seules 2 500 personnes survivent.5

Certains choisissent de lutter, de résister, d’autres de se cacher. Le peintre Alfréd Réth, par exemple, se réfugie loin de Paris ; le sculpteur Miklós Schöffer, pionnier de l’art cybernétique, Alexandre (Sándor) Trauner, qui obtiendra plus tard l’Oscar du meilleur décorateur-maquettiste, ainsi que le compositeur Joseph Kosma (József Kozma) seront également contraints à la clandestinité. Il est vrai que ces derniers travaillent en secret – sous le nom d’autres artistes – au film de Marcel Carné Les visiteurs du soir.

En 1945, peu avant la fin de la guerre, une exposition intitulée « Artistes hongrois d’hier et d’aujourd’hui » est inaugurée à la Galerie Beaux-Arts de Paris. Sur la première page du catalogue de l’exposition, on peut lire l’envoi suivant : « In memoriam des artistes hongrois : Ferenczy, Hegedűs, Tamási, Wittmann tombés à l’ennemi, Bíró, Krauter, Mészöly, Vágó-Veisz (sic), Vándor déportés en Allemagne. » Les artistes mentionnés ont été envoyés dans les camps de la mort depuis Drancy. Le sculpteur et céramiste Nándor Vágó-Weisz part avec le transport 03 du 22 juin 1942 avec 934 autres personnes, dont seuls 34 hommes et 5 femmes resteront en vie. Béla Mészöly Munkás part à Auschwitz le 28 septembre 1942 avec le transport 38, dont l’intégralité des passagers finit immédiatement dans les chambres à gaz à l’exception de 123 hommes et 48 femmes déclarés aptes au travail. Le peintre Jacob Krauter (Jenő Krauter) est envoyé à la mort avec un millier d’autres – dont 13 seulement survivront – par le transport 31 en septembre 1942, puis le caricaturiste Ernest Biro (Ernő Bíró) avec le transport 64 en décembre 1943. Le nom du peintre et graphiste Endre Vándor (Wolff) est mentionné dans plusieurs encyclopédies hongroises, sans cependant que celles-ci fournissent de détails concernant le lieu et la date de son décès : il a été déporté de Drancy à Auschwitz avec le transport 77 en juillet 1944.

Toujours dans la préface de ce catalogue d’exposition de 1945, le sculpteur István Beőthy, qui a participé à la Résistance, écrit ce qui suit : « Oui ! Même les artistes. Nous, qui sommes des individualistes : malgré nous, malgré nos habitudes, à un moment donné, nous nous sommes retrouvés avec tous les autres dans le même combat universel mené pour la liberté. » Une partie de ces combattants évoqués par Beőthy luttent contre le fascisme en tant que soldats volontaires, avec parmi eux parmi plusieurs centaines de hongrois : l’historien et publiciste François Fejtő, le compositeur Tibor Harsányi, l’écrivain et journaliste Miklós Bándy, le poète et traducteur László Gereblyés, l’artiste peintre Géza Szóbel, l’écrivain et critique András Hevesi, ainsi que Zsigmond Wittmann. Les volontaires sont mobilisés avec la mention « pour la durée de la guerre » selon l’arrêté du 27 mai 1939, ce qui permet de les distinguer des Légionnaires, dont le contrat est valable pendant cinq ans. La majeure partie des émigrants a d’abord été motivée au service volontaire par le fait qu’ils obtiendraient la nationalité française à leur démobilisation. Or, l’avancée des Allemands relègue de plus en plus à l’arrière-plan les points de vue individuels et l’unique but de ces hommes devient la victoire sur le fascisme, la libération de la France et de l’Europe. Les soldats des Forces Françaises Libres ont livré des batailles acharnées dans diverses régions de France, mais également en Afrique où ils remportent leur plus grand succès militaire en Lybie, à Bir-Hakeim, contribuant grandement par celle-ci à la défaite de l’armée de Rommel à El-Alamein. Une partie des volontaires luttent en tant que soldats jusqu’à la défaite finale des Allemands, tandis que d’autres poursuivent le combat dans les rangs de la Résistance.

En comparaison avec la résistance hongroise, le mouvement de résistance français est nettement plus étendu et efficace. Une grande partie des résistants organisés en petits groupes pour la plupart indépendants, et surtout présents dans les régions de Lyon, Grenoble, Marseille et Toulouse, étaient de jeunes immigrés juifs, avec parmi eux de nombreux hongrois : Imre Epstein dans le groupe hongrois de Toulouse, György Vadnai, le futur grand rabbin de Lausanne, à Lyon, l’écrivain Emil Szittya à Limoges, mais on peut également mentionner l’artiste peintre Sándor Józsa, le sculpteur István Hajdú (Etienne Hajdu), le journaliste László Kőrösi, Imre Gyomrai, le photographe d’art Andor (André) Steiner, Lucien Hervé et Ervin Marton, le typographe de renommée internationale, László (Ladislas) Mandel, sans oublier Tamás Elek (1924-1944), Imre Békés Glasz (1902-1944) et József Boczor (1905-1944), exécutés pour avoir été membres du légendaire groupe Manoukian. Les Allemands ont exécuté environ 1 100 résistants juifs de diverses nationalités pendant l’occupation de la France, sans compter les résistants morts en action.

Bien qu’à travers le sort de ces artistes, nous évoquions l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire du 20ème siècle, cette exposition n’en demeure pas moins un événement principalement artistique. Elle présente les œuvres d’artistes qui ont aujourd’hui totalement sombré dans l’oubli ou qui n’ont jamais été connus en Hongrie, les œuvres de trois artistes différents quant au déroulement de leur carrière, à leur milieu culturel et à leur style : l’orientalisme et le fauvisme sont perceptibles dans la peinture basée sur les traditions postimpressionistes hongroises de Béla Mészöly Munkás, marquées par les impressions recueillies dans les nombreux pays qu’il a visité, tandis que les lavis de Wittmann démontrent l’influence des écoles allemandes des années 1920-1930 et ses paysages « cubisants » des influences françaises. Les dessins et tableaux d’Edit Bán Kiss, une artiste déportée de Hongrie qui ne se retrouve en France que dans les années de l’après-guerre, témoignent d’une artiste qui voit et pense en trois dimensions. Les œuvres de Bán Kiss, la seule à avoir survécu à la guerre, témoignent de toutes les horreurs vécues, horreurs qui ne sont présentes dans les œuvres de Wittmann et Mészöly Munkás qu’en tant que visions.

Le nombre réduit de travaux exposés ne suffit guère qu’à fournir un aperçu de l’œuvre des trois artistes, il en faudrait bien plus pour former une connaissance approfondie de leur travail. Elles permettront cependant de les remémorer, de nous enrichir des expériences agréables, moins agréables et terribles qu’elles communiquent, de découvrir leurs valeurs artistiques et d’éveiller le désir d’organiser des expositions plus exhaustives.

Béla Mészöly Munkás, Zsigmond Wittmann, Edit Bán Kiss : trois carrières, trois destins, trois univers artistiques différents. Ils sont cependant liés par la France, par le fait que leur vie prend fin loin de leur patrie et car ils ont été exclus de leur pays d’origine et mis de côté dans le monde de l’art.


Bibliographie :

Hersch Fenster : Undzere Farpainikte Kinstler (Nos artistes martyrs) Paris, 1951.

Serge Klarsfeld : Vichy – Auschwitz, le rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive en France – 1942, 1983, Fayard, Paris

Endre Bajomi Lázár : Tramontana, magyar önkéntesek Franciaországban [« Tramontana, volontaires hongrois en France »], Zrínyi Katonai Kiadó, 1984.

Montparnasse déporté, Artistes d’Europe (exposition réalisée et catalogue édité par le Musée du Montparnasse dans sa collection Mémoires du Montparnasse), Paris, Musée de Montparnasse, Paris, 2005.

1 Le titre fait référence au livre de Endre Lázár Bajomi intitulé Párizs nem ereszt el (Paris ne me lâche pas) , Szépirodalmi Könyvkiadó, Budapest, 1975.

2 Tamás Ungvári : A feledés enciklopédiája [« L’encyclopédie de l’oubli »], Scolar Kiadó, Budapest, 2009.

3 Katalin S. Nagy : Emlékkavicsok, Holokaust a magyar képzőművészetben 1938-1945 [« Cailloux-souvenirs, l’Holocauste dans les beaux-arts hongrois 1938-1945 »] , Glória Kiadó, Budapest, 2006.

4 Endre Bajomi Lázár : Párizs nem ereszt el [« Paris ne me lâche pas »] Szépirodalmi Könyvkiadó, Budapest 1975.

5 141 000 personnes ont été déportées de France, 75 000 environ à cause de leurs origines, 66 000 pour diverses raisons – 42 000 d’entre eux pour avoir participé à la Résistance.



Pour plus d'informations
Török Zsuzsanna
Holokauszt Emlékközpont
H-1094 Budapest, Páva u. 39
Email: communicatio@hdke.hu
communicatio@hdke.hu
www.hdke.hu/

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.